Les soulèvements anti-El-Béchir et anti Bouteflika démontrent que les aspirations du monde arabo-musulman, n’ont pas été asphyxiées par les échecs et les conséquences tragiques des révoltes de 2011. Au contraire, ils semblent avoir retenus certaines leçons de leurs prédécesseurs.
Il est important de retracer en quelques lignes les causes et spécificités des révoltes algérienne et soudanaise, ayant abouti à la destitution de ses deux dirigeants avant de parler des corrélations entre les deux soulèvements.
Concernant l’Algérie, le 10 février 2019, l’annonce de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika aux élections présidentielles qui aurait dû avoir lieu le 18 avril de la même année, pour un cinquième mandat, va devenir l’élément déclencheur de la contestation.
Alors qu’il fut a une époque, symbole de paix, le président déchu, ancien combattant dans l’armée de libération nationale et ministre sous le président Houari Boumédiène, était considéré lors de sa prise de pouvoir en 1999, comme le seul rempart à la guerre civile.
Aujourd’hui, celui dont la mort est régulièrement annoncée, qui gouvernait un pays dans lequel il n’est pas présent et auquel il ne s’adresse quasiment plus, représente la paralysie, et la supercherie d’un gouvernement ainsi que l’humiliation d’un peuple.
Dans ce contexte, la capacité d’AbdelAziz Bouteflika à gouverner le pays est largement remise en cause par la population. Certains accusent son entourage, et notamment les généraux de l’armée algérienne de le maintenir au pouvoir dans le seul but de se servir de son image pour leurs propres intérêts. En effet, le président a longtemps bénéficié du fait qu’il symbolisait pour les générations précédentes, la sortie de la « décennie noire ». La guerre civile qui a frappé l’Algérie dans les années 1990, a longtemps laissé des traces amères dans la mémoire collective. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles, elle a été peu concernée par les soulèvements de 2011.
Cependant en 2019, le contexte est différent. La nouvelle génération n’a connu que le régime de Bouteflika et n’est plus paralysée par le traumatisme de la guerre civile et du terrorisme, mais refuse tout de même la violence comme forme de contestation. Les jeunes algériens s’autorisent à rêver de la démocratie, de la fin d’un régime corrompu et d’un niveau de vie meilleur. Ils ont été le moteur de cette contestation pacifique, rassemblant chaque vendredi des milliers de citoyens. Un soulèvement qui a mené à la destitution d’AbdelAziz Bouteflika le 2 avril 2019, pour laisser place à Abdelkader Bensalah, chef d’Etat par intérim ayant en charge la préparation de l’élection présidentielle, prévue le 4 juillet 2019.
Du côté soudanais, des manifestations sans précédents ont éclatées le 19 décembre 2018, lors de l’annonce par le gouvernement, d’une énième hausse des prix, qui allait cette fois, tripler le prix du pain. Ce mouvement va rapidement se transformer en un soulèvement contre le président Omar el Béchir. Au pouvoir depuis un coup d’état en 1989, et dirigeant le pays d’une main de fer, le président déchu fait l’objet d’un mandat d’arrêt de la Cour Pénale Internationale , pour « crime de guerre » et « génocide », dans la région du Darfour.
Une telle augmentation des prix signifie, pour de nombreux soudanais, une situation de pauvreté extrême, qui ne leur permet même plus de se nourrir.
Le référendum qui mena à l’indépendance du Soudan du sud en 2011, amputa par la même occasion le Soudan des trois quarts de ses réserves de pétrole. Dès lors le taux d’inflation tourne autour de 70 % par an. A cela s’ajoute les conséquences de l’embargo américains durant 20 ans, la corruption, et une mauvaise gestion du pays qui entraine une pénurie de pain, mais aussi de médicaments et même d’argent liquide. Dans les régions rurales, c’est la crise de la production agricole qui affame les Soudanais. Cette crise économique et sociale, associée à l’exaspération face à l’injustice, et à la violence quotidienne a poussé la population soudanaise à se soulever contre le système.
A la suite des manifestations durement réprimées par les autorités gouvernementales, Omar El-Béchir est destitué le 11 avril 2019. A peine 24 heures après sa chute, est nommé à la tête du conseil militaire, le ministre de la défense Aouad Mohamed Ahmed Ibn Aouf. Ce dernier sera également poussé à démissionner par les manifestations continues devant le Quartier Général de l’armée. Ces contestations auront lieu malgré le couvre feu qu’il a voulu instaurer, mais qui ne sera pas respecté par les manifestants déterminés à ne pas tomber dans le piège d’un coup d’Etat militaire. Mr Ibn Aouf sera donc remplacé par le général Abdel Fattah Abdel Rahman Bourhan, moins connu, mais dont les soudanais continuent de se méfier. Actuellement les manifestations perdurent dans l’attente d’un gouvernement civil de transition promis par le conseil militaire.
Un parallélisme des soulèvements du Soudan et de l’Algérie
Selon de nombreux experts, les manifestations populaires, algérienne et soudanaise peuvent être analysées parallèlement, au regard des leçons tirées des échecs du printemps arabe, dans un contexte de mondialisation de l’information.
En effet, en moins d’un mois deux présidents, Abdelaziz Bouteflika en poste depuis 20 ans et Omar el Béchir depuis 30 ans, sont destitués par l’armée, sous la pression de la rue. Non sans rappeler la vague de soulèvements des années 2010-2011, la plus grande peur du peuple, est de se voir confisquer son combat, par ces militaires autoproclamés “garant de la révolution et de la stabilité du pays”, qui se sont trop souvent avérés être, les futurs dictateurs.
Nous allons donc tenter d’apprécier ces deux mouvements quant à leur parallélisme :
Tout d’abord à travers des revendications semblables ; le changement, la démocratisation du système, la liberté, la paix, et une meilleure répartition des richesses. Mais également la justice, notamment en commençant par les jugements de ceux qui sont accusés de corruption, ou de crimes internationaux, au sein même du pouvoir.
Dans un premier temps on peut retenir, que les peuples ont rendu possible l’impossible. Difficile d’imaginer ces deux présidents, prêts à tout pour garder leur pouvoir, et celui de ceux qui les entourent, renversés pacifiquement par la force de l’unité populaire. Nous avons sans doute tendance à oublier que le peuple est souvent l’une des variables imprévisible et déterminante dans l’histoire d’un pays. Cela est d’autant plus vrai à l’heure où l’information circule quasiment instantanément dans le monde entier. La victoire des uns est source d’espoir et d’inspiration pour les autres.
D’autre part, on ne peut omettre le caractère incontestablement pacifique des deux mouvements. L’Algérie s’est faite remarquée par ces six semaines de manifestations dans une ambiance conviviale, dont les manifestants nettoient même les rues après leurs passages. Les Algériens n’ont pas non plus, cédé aux pressions de l’armée, qui a durci le ton lors des derniers évènements, et s’efforcent de ne pas répondre par la violence.
D’autant plus remarquable, le peuple soudanais qui a essuyé plus de 70 morts selon l’ONG Human Right Watch, a continué de manifester pacifiquement jusqu’ici. Ces deux peuples tentent à tout prix de ne pas décrédibiliser par la violence, leurs mouvements de contestation pour “la paix, la justice et la démocratie”. Cette noble ambition est d’ailleurs remarquée et saluée par la communauté et les médias internationaux.
Enfin, l’aspect particulièrement significatif des enseignements tirés du printemps arabe avorté, est certainement la détermination et la maturité politique de ces mouvements.
Aucun n’a succombé à la tentation de se laisser aveugler par la victoire symbolique de la destitution de leurs présidents respectifs, pour laisser place à un régime militaire autoritaire. Ils le savent, cette transition n’aurait de changement que le nom, s’ils se contentaient de la chute du chef de l’Etat.
Dans les deux cas les généraux concernés se trouve être les proches des présidents déchus. Le ministre de la défense Aouad Mohamed Ahmed Ibn Aouf, n’étant autre que le numéro 2 du régime d’Omar el-Béchir, et le chef d’Etat par intérim Abdelkader Bensalah faisant partie intégrante du régime d’AbdelAziz Bouteflika depuis 20 ans, en tant que président du sénat et ayant largement apporté son soutien au cinquième mandat du président déchu.
Consciente de cela, au Soudan, la rue a destitué deux “chefs d’Etat”, en deux jours. Faute d’une transition démocratique acceptable, le peuple semble prêt à résister au vol de sa révolution. Tout en gardant en tête, les révoltes de leurs voisins syriens, libyens et surtout égyptiens, éjectés de la place Tahrir, aujourd’hui interdite de manifestation.
En Algérie, le souvenir de la « décennie noire », ainsi que les expériences voisines de 2011, permet de s’accrocher au caractère pacifique de la révolte, tout en s’appropriant le mouvement pour que la transition vers un système démocratique soit effective.
Algériens et soudanais ont démontré aux gouvernements autoritaires que la peur doit changer de camp. Les craintes de la répression et des conséquences d’une déstabilisation du pays, ne semble plus suffisantes à étouffer les aspirations du peuple.
Ces évènements qui ont surpris la communauté internationale tant sur le fond que sur la forme, démontrent que le printemps arabe n’est peut être pas seulement un échec, mais aussi un terreau fertile, une source d’enseignements, pour les futurs mouvements de contestations, en faveur de la liberté et de la justice.
Des enseignements qui ont permis selon Pierre Haski (1), de faire émerger une “intelligence politique collective impressionnante”, capable de déjouer les pièges du pouvoir tentant coûte que coûte de se maintenir d’une façon ou d’une autre.
Bien que l’utopie d’une transition démocratique sans obstacle ne soit pas à l’ordre du jour, et que le devenir de ces deux pays reste incertain, le renversement des deux chefs d’Etats en ce début d’année 2019, permet de nourrir de grands espoirs.
Rédaction : Eléa Gibaud ; Géraldine Togadoum
(1)Président de l’ONG reporters sans frontières