« Ni État multiethnique ni État-nation, La Russie a été, presque dès l’origine, potentiellement un États impérial… L’entité politique que constitue l’espace eurasiatique revêt pour l’Histoire russe un sens parfaitement indépendant… »[1]
Lundi 9 mars 2020, le rouble s’effondre brusquement, à son plus bas niveau depuis 2016.
La raison ? L’échec des négociations entre les pays membres de l’organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et les autres pays producteurs de pétrole membres de l’OPEP+, dont le chef de file est la Fédération de Russie (second producteur mondial de pétrole). Ces pourparlers avaient pour but de construire une stratégie commune visant à réduire la production de pétrole dans l’optique d’endiguer la chute du cours du baril à cause de la faible demande induite par la pandémie de covid-19. Moscou ne voulait pas baisser, une nouvelle fois, sa production de pétrole par peur que les Américains – désormais premier producteur mondial de pétrole – ne se saisissent de cette occasion pour encore briguer de nouvelles parts de marché, avec l’idée que si le prix du baril est bas, l’extraction du pétrole américain (schiste) ne sera plus rentable. Riyad, bloqué dans ses projets de jugulation des prix par Moscou, décida de se lancer dans une guerre des prix contre son ex-partenaire en augmentant sa production et en proposant des réductions régionalisées. Par conséquent, le baril oscille désormais autour des 30 dollars et l’effet se fit ressentir instantanément sur cours du rouble. Depuis, d’autres négociations entre Russes et Saoudiens ont eu lieu, mais toujours aucun accord n’a été trouvé sur la stratégie à adopter.
Si cette nouvelle pouvait paraître anecdotique, il n’en rien si l’on s’intéresse à l’Union économique eurasiatique (UEEA), dont la monnaie est le rouble russe et dont le produit commercial dominant est le pétrole.
C’est le 1er janvier 2015 qu’est entrée en vigueur l’UEEA formée par cinq États : La Fédération de Russie, le Kazakhstan, le Bélarus, l’Arménie et le Kirghizstan (8 août 2015). Cet ensemble géopolitique, doté d’un organe de gouvernance : la Commission eurasiatique, représente 183 millions d’habitants, 1/5 des réserves mondiales d’hydrocarbure et a un PIB de 1,9 milliard d’euros.
D’un point de vue sémantique, le terme Eurasie désigne un espace géographique formé par l’Europe et l’Asie. Néanmoins, cette appellation renvoie aussi à une conception politique : l’eurasisme. Véritable idéologie née dans les années 1920, l’Eurasie désigne une juxtaposition de deux continents, dans une dynamique russocentrée. Phagocytée par l’idéologie soviétique, elle revient sur le devant de la scène politico-médiatique au lendemain de la chute de l’URSS, présentée par ces théoriciens comme une logique géopolitique de remplacement pour les Russes, qui ne se reconnaîtraient pas dans une idéologie nationale. Ainsi, Alexandr Dugin, philosophe et leader du « mouvement international eurasien » affirme que seule une Russie eurasiatique sera en mesure de contrer la globalisation « américanocentrée » et d’unir la civilisation russe et ses forces sociales (Narinski & Vassilieva, 2004).
C’est dans ce contexte que le président kazakh, Noursoultan Nazabaïev, formula en 1994 pour la première fois, un projet d’union eurasienne. Il prévoyait une union entre les pays de la Communauté d’États indépendants pour créer un espace de défense commune et un bloc commercial commun. De fait, on pourrait aisément penser l’UEEA comme une hybridation, une mutation de l’URSS, conçu dans l’objectif de limiter l’attraction de l’Union européenne (UE) et l’influence économique de la Chine. Cette recomposition de l’URSS serait cohérente, car il y a toujours une forte présence de minorité russe dans les pays frontaliers à la Fédération de Russie. Il subsiste une grande étroitesse des liens économiques, du système de communication, des mentalités chez les élites de ces États issues de la nomenklatura soviétique et les réseaux de pipelines furent conçus et construits à l’échelle de l’URSS (Mongrenier & Thom, 2018).
Partant de ce constat la construction de l’UEEA a pris comme modèle celui de l’UE, suivant les mêmes phases d’intégration économique et d’harmonisation des politiques : [1] La Communauté économique eurasiatique ou Eurasec (2000). [2] L’Union douanière de l’Union eurasiatique (2010). [3] L’espace économique commun (2012). [4] L’Union économique eurasiatique. (Modèle de Balassa, 2011). On peut aussi ajouter à cela un double mouvement : [1] approfondissement des compétences [2] élargissement territorial. Par ailleurs, il faut insister sur le fait que de la phase 3 à la phase 4 on passe d’une intégration par le marché à une intégration par les politiques, ce qui revient à une perte de souveraineté dans des domaines prédéfinis (Vercueil, 2017).
Néanmoins, on peut questionner la pertinence du modèle européen, qui premièrement voit son processus d’intégration et d’harmonisation économique se figer ce qui engendre des effets contreproductifs en Europe, et qui deuxièmement connait des rapports de forces différents de ceux observés dans l’UEEA. En effet, la région se structure autour d’un État dominant ; la Fédération de Russie qui représente à elle seule 80% de la population, 85% de la superficie et 86% du PIB de la région eurasiatique (Verceuil, 2017). Si l’on ajoute cela à son poids sur la scène internationale (État membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies) et son héritage historique, nul doute est permis sur sa position dominante voir son statut de chef d’orchestre dans cette institution. Ainsi, on pourrait appréhender l’UEEA comme un outil visant à institutionnaliser la domination russe dans cette région et de fait de reconstituer un bloc dans une logique de confrontation avec les autres régions économiques (Mongrenier & Thom, 2018).
En effet, le lien entre l’UE et l’UEEA ne s’arrête pas là. En réalité ces deux unions sont structurantes l’une pour l’autre. La genèse de l’UEEA est en même temps une solution allant de soi face au démantèlement de l’URSS et une réponse à la régionalisation de l’UE. L’Arménie en est un bon exemple. Tiraillée entre ces deux unions qui n’offrent pas les mêmes garanties – l’UEEA n’impose pas l’application des droits de l’Homme, ni le développement de la société civile, mais une coopération commerciale étroite alors que l’UE offre une aide pour la transition politique et économique sans garantie d’une intégration à l’union (Lachert, 2017) – l’Arménie fût l’objet de pressions et d’incitations avec pour objectif qu’elle abandonne toutes idées de rejoindre l’UE, au profit de l’UEEA.
Ainsi, d’après Verceuil (2014) c’est bien la politique européenne de voisinage (PEV) qui a réactivé l’UEEA. En effet, la PEV a résonné comme une agression aux yeux de Moscou. Conçue dans l’optique de créer une zone tampon stable la Moldavie, l’Ukraine et la Géorgie signent en 2009 un accord de partenariat oriental avec l’UE. Ceci a considérablement affaibli les relations de ces États avec la Russie et poussé l’UEEA à se proposer comme alternative. Finalement, la PEV reste dans l’impasse car il y a eu un manque de volonté de la part des États membres en plus d’un changement d’orientation géopolitique de la part de ses pays partenaires (Lachert, 2017).
Cependant, l’appétit géopolitique russe et notamment la doctrine énoncée par Vladimir Poutine sur le droit à la protection des minorités russes (discours du 28 mars 2014), effraie et effrite la relation de confiance entre les États membres, à l’instar des événements passés dans l’est de l’Ukraine, rendant finalement possible l’irrespect de l’intégrité territoriale. Dans le même sens, le fait que l’Ukraine, la « sœur nation » qui occupe une grande place dans la mythologie russe, ne soit pas membre de cette union limite son effet idéologique. La troisième embûche provient du partenaire fondateur de l’union, à savoir le Kazakhstan qui se joue d’une diplomatie multivectorielle notamment avec les États-Unis et la Chine, qui pourrait potentiellement déstabiliser l’intégration économique et politique. Les relations entre les pays membres ne sont pas encore normalisées et les frictions commerciales au sein de l’UEEA, dues aux embargos russes sur les exportations européennes n’ont pas arrangé les choses.
De plus, la lourdeur de l’appareil normatif administratif hérité de l’Union soviétique freine le développement économique de la région. En effet, on dénombre plus de 20 000 normes au sein de l’UEEA qui proviennent à 63% de l’URSS (les normes GOST), à 23% de la Fédération de Russie et à 14,5% de la Biélorussie. D’une part, les normes GOST conçues dans une économie planifiée semblent désuètes dans un contexte d’économie de marché toujours en mutation, de l’autre l’ensemble des normes peuvent être instrumentalisées à des fins économiques. De plus, les entreprises sont obligées de passer par de lourdes procédures administratives pour valider leurs produits, ou alors de prendre des libertés avec la législation pour gagner du temps. Ce verrou administratif rend les changements très incrémentaux alors même que l’économie de la région devrait rapidement muter pour ne pas être trop dépendante de la rente d’hydrocarbure et ainsi stabiliser sa monnaie (Verceuil, 2017).
De surcroît, d’autres points de tension freinent le projet d’intégration : le marché unique de l’énergie, l’harmonisation des politiques migratoires et du secteur des banques et des assurances, un commerce intrazone faible et enfin, une Russie bien plus puissante que ses partenaires qui renvoie finalement l’UEEA à rôle secondaire dans l’économie russe.
Par conséquent, dans un laps de temps relativement court, force est de constater que l’Union Économique Eurasiatique s’est institutionnalisée et a rempli certains de ces objectifs, notamment en limitant la politique d’élargissement vers l’est de l’Union européenne. Néanmoins, le marché unique de la région n’est pas encore assez intégré pour commencer à créer des politiques à l’échelle régionale, car les intérêts des États membres divergent.
Pour autant, malgré les limites citées ci-dessus et le contexte de crise que connait la monnaie du rouble à l’heure actuelle, il ne faut pas se méprendre sur ce qui pourrait a priori ressembler à une faiblesse ou à une faute économique, là où il ne s’agit finalement, que de stratégies géopolitiques et macroéconomiques pensées sur du long terme qui rendent l’analyse ou l’anticipation complexe tant les conséquences immédiates sont brutales et les effets positifs incrémentaux.
La décision de Riyad et son effet sur le cours du rouble n’ont aucunement été une surprise chez l’élite politico-économique eurasiatique, seulement un pari géopolitique et économique vis-à-vis du marché pétrolier.
Ainsi, de cette multitude d’organisations économiques, de cet essaim d’institutions politiques et diplomatiques, de ces unions bilatérales interrégionales, de ces accords secrets ou de ces désaccords éclipsés, subside une paix froide qui s’institutionnalise sans se réchauffer.
Thya ILLIEN-ANDRIEU, Linkedin
[1]Dugin A. G. “Rossiia nemyslima bez imperii” In: Vnechniaia politika i bezopasnost’ sovremennoi Rossii, Moscou, 1999, p.99, 116.
Bibliographie
Balassa Béla (2011), The Theory of Economic Integration, New York: Routledge. Première édition: Allen and Urwin, 1961.
Lachert, Jakub. « Quel bilan pour la Politique européenne de voisinage ? », Politique étrangère, vol. automne, no. 3, 2017, pp. 153-163.
Mongrenier, Jean-Sylvestre, et Françoise Thom. « Chapitre II. Le projet eurasiatique du pouvoir russe », Jean-Sylvestre Mongrenier éd., Géopolitique de la Russie. Presses Universitaires de France, 2018, pp. 45-80.
Narinski Mikhail., Vassilieva Natalia. Identité européenne et identité russe. Débats historiques et réflexions actuelles, in : Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°76, 2004. EuropeS-Russie : culture, identités, frontières. pp. 7-12
Vercueil, Julien. « L’Union Économique Eurasiatique. Au-Delà de L’intégration Formelle », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 48, no. 3, 2017, pp. 277-302.
Vercueil, Julien. « L’Union économique eurasiatique : une intégration au prisme de la Russie », Géoéconomie, vol. 71, no. 4, 2014, pp. 167-184.